La Cadence Phrygienne
De la Renaissance au Jazz moderne
Définition
La cadence phrygienne est une progression harmonique historique qui se termine sur le IIIe degré d'un mode. Dans le contexte tonal majeur-mineur, Arnold Schoenberg la décrit comme une cadence II-III, où le IIe degré est généralement un accord de sixte et le IIIe degré possède une tierce majeure "artificielle".
Heinrich Schenker mentionne la clausula phrygienne comme ayant le caractère d'une "continuation indiquée" selon la loi de Lipps-Meyer. Elle était perçue comme une cadence plus faible, créant un sentiment de suspension ou d'attente plutôt qu'une résolution finale.
Structure
La progression II6-III est la forme classique de la cadence phrygienne, créant un mouvement harmonique qui se termine sur le IIIe degré avec une tierce majeure "artificielle".
Exemple de Cadence Phrygienne
En Do majeur
Dm6 → Em (avec tierce majeure artificielle)
Origine et fonction harmonique
La cadence phrygienne fonctionne grâce à un mouvement harmonique spécifique qui crée une tension particulière :
- II6 (Dm6) : Accord de sixte qui prépare le mouvement vers III
- III (Em) : Accord de destination avec tierce majeure "artificielle"
Cette progression crée une tension harmonique suspendue qui ne se résout pas de manière traditionnelle, donnant cette sonorité caractéristique de demi-cadence.
Le contraste "mi-fa" est une caractéristique clé des systèmes diatoniques et des modes. Dans les madrigaux de Monteverdi, les cadences en mi-majeur et fa-majeur sont des "mi-degrés phrygiens" et "fa-degrés lydiens", leur caractère étant indépendant de la tonalité principale.
Évolution historique
La cadence phrygienne a connu une évolution fascinante à travers les époques musicales :
Moyen Âge et Renaissance
Dans la musique médiévale et de la Renaissance, les cadences phrygiennes fonctionnaient comme des fins de phrases à part entière. Par exemple, dans la chanson Helas, ma dame des XIVe et XVe siècles, les cadences phrygiennes étaient des terminaisons qui avaient une importance égale aux cadences sur d'autres degrés.
XVIe siècle
Les théoriciens du XVIe siècle, comme Gioseffo Zarlino, ont classifié les cadences, y compris la clausula tertiaria sur le IIIe degré. La cadence phrygienne a été intégrée fonctionnellement dans le système tonal.
Époque baroque
Dans les madrigaux de Monteverdi, les cadences phrygiennes ont résisté à être interprétées comme de simples progressions iv-V, étant "auto-substantiées" en tant que cadences phrygiennes et "mi-degrés" des systèmes bémol et dièse.
Époque moderne
Dans le jazz contemporain, la cadence phrygienne est associée à des sonorités spécifiques, notamment l'utilisation du mode phrygien sur des accords suspendus (sus♭9).
Caractéristiques sonores
- Mouvement harmonique suspendu et non résolutif
- Caractère de demi-cadence créant une attente
- Sonorité modale distinctive
- Tension harmonique particulière
- Contraste "mi-fa" caractéristique
- Indépendance par rapport à la tonalité principale
- Qualité "auto-substantiée" dans certains contextes
Utilisation
La cadence phrygienne est utilisée pour :
- Créer des fins de phrases suspendues
- Établir des atmosphères modales
- Servir de demi-cadence expressive
- Enrichir les progressions harmoniques
- Créer des transitions modales
- Supporter l'improvisation modale
- Ajouter de la couleur harmonique
Modes pour l'improvisation
Le choix des modes pour improviser sur la cadence phrygienne dépend du contexte :
Approche historique
- II6 : Mode Dorien
- III : Mode Phrygien
Cette approche respecte les traditions modales historiques et crée une continuité mélodique authentique.
Approche jazz moderne
- II6 : Mode Dorien ou Phrygien
- III : Mode Phrygien ou Altéré
Cette approche explore des couleurs plus modernes et des tensions harmoniques contemporaines.
Note importante : La cadence phrygienne est une progression très expressive qui permet d'explorer de nombreuses approches mélodiques et harmoniques, particulièrement dans l'étude des modes et des tensions harmoniques.
Exemples concrets de morceaux
After The Rain
John ColtraneMcCoy Tyner utilise un accord Ebsus♭9, dérivé du mode phrygien de la gamme de Sib majeur, dans l'introduction de ce morceau. Cette utilisation illustre parfaitement l'application moderne de la cadence phrygienne dans le jazz modal.
Crescent
John ColtraneColtrane et McCoy Tyner utilisent des gammes phrygiennes sur des accords sus♭9 dans ce morceau, créant des sonorités modales sophistiquées qui illustrent l'évolution de la cadence phrygienne dans le jazz moderne.
Flamenco Sketches
Miles DavisMiles Davis joue le mode D phrygien sur une section de huit mesures avec une pédale de ré. Cette utilisation démontre comment la cadence phrygienne peut être étendue pour créer des sections modales entières.
Variations et applications modernes
La cadence phrygienne peut être jouée avec différentes variations et applications :
- Version classique : II6 → III
- Version jazz : IIm7b5 → IIIm
- Version suspendue : IIsus♭9 → III
- Version étendue : II6 → III → VI
- Version modale : Mode phrygien sur pédale
- Version chromatique : II6 → III avec approches chromatiques
Accords sus♭9 et mode phrygien
Dans le jazz moderne, les accords sus♭9 sont souvent joués à la place d'accords sus, d'accords de septième de dominante et de progressions II-V. Ces accords dérivent directement du mode phrygien et créent des sonorités modales distinctives.
Exercices pratiques
- Pratiquez la cadence phrygienne II6-III dans toutes les tonalités
- Improvisez sur la séquence II6-III avec le mode phrygien
- Identifiez la cadence dans les œuvres de Monteverdi et Josquin
- Créez des lignes mélodiques utilisant le contraste "mi-fa"
- Expérimentez avec les accords sus♭9
- Pratiquez les gammes phrygiennes sur pédale
- Transcrivez des sections modales de Coltrane et Miles Davis